C'est avec fatalisme mais un pincement au cœur que nous avons appris le décès de Jean-Michel Defaye le 1er janvier 2025, à l'âge vénérable de 92 ans. Il était le dernier grand représentant de la chanson française des années 60, âge d'or rétrospectif pour beaucoup, après qu'Aznavour et Gréco, et plus récemment Alain Goraguer, eurent passé l'arme à gauche*. Arrangeur des chansons et chef d'orchestre des sessions d'enregistrement de Léo Ferré chez Barclay de 1960 à 1970, Defaye était l'un des derniers témoins de premier plan de la vie du métamec à être encore de ce monde**. Je souhaitais m'exprimer ici à son propos.
Bien que cruciaux dans un écosystème professionnel aujourd'hui disparu et pour cela crédités sur les pochettes de disques, ces musiciens de l'ombre que furent les arrangeurs de la chanson ne connurent jamais l'attention ni l'amour du grand public, toujours allant au plus évident, au plus pressé. Écartés il est vrai par le système du vedettariat, lequel se voulait un facilitateur d'identification et le déclencheur supposé de la pulsion d'achat (business is business, ne l'oubliez jamais), ils furent considérés comme d'efficaces artisans au service de la voix des chanteurs et chanteuses – ce qu'ils étaient – sans que leur apport musical fut publiquement jugé décisif dans le succès desdites vedettes – ce qui était leur faire peu de justice.
Quel aurait été l'impact de la musique d'un Brel, s'accompagnant basiquement de sa seule guitare au départ, sans le dramatisme orchestral et la science contrapuntique d'un François Rauber ? Qu'aurait valu la volonté d'un Aznavour d'être le Sinatra français sans l'habileté d'un Paul Mauriat à écrire pour le grand orchestre jazz ? À quoi aurait ressemblé le swing d'un Gainsbourg, pianiste limité, sans le répondant rythmique et les connaissances idiomatiques d'un Goraguer ? De même, Léo Ferré aurait-il pu imposer son post-romantisme musical au sein des romances caramel mou et de l'entrain obligatoire de la culture de masse sans l'apport ad hoc et sans sucres ajoutés d'un Jean-Michel Defaye ?
Sans doute ces artistes mûrs à point auraient-ils percé quoi qu'il en fût, autrement, leur forte personnalité faisant loi. Mais le fait est que ce sont ces appariements-là qui ont permis à ces auteurs-compositeurs-interprètes de sortir du bricolage musical et de passer la surmultipliée [à ceci près, me fait-on remarquer justement, que Léo Ferré était le seul parmi ceux-là à avoir suffisamment travaillé le solfège et la composition pour écrire de la musique orchestrale sans l'aide de personne – ce cas de figure ne se reproduira jamais qu'une seule autre fois, avec William Sheller]. Qu'on le veuille ou non, les arrangeurs sus-nommés ont été décisifs dans la pérennisation de l'empreinte des grands noms. Tous ont su forger un son entraînant une adhésion forte, un son qui a incarné une culture populaire vivante, une francité pour nous pas encore engloutie dans le blob mondialisé d'obédience anglo-américaine, quoique des mimétismes déjà circulassent.
Cette génération de musiciens émérites aura eu la chance en fin de compte de coïncider avec celle de grands créateurs prêts à conquérir les masses – avec l'aide intéressée de l'industrie, pour sûr – et à s'imposer durablement dans le champ culturel français. Ainsi les noms de François Rauber, Paul Mauriat, Alain Goraguer et Jean-Michel Defaye sont-ils liés pour toujours à ceux de leur glorieux binôme***.
Et quant aux autres talents de cette génération, les André Popp, les Michel Magne, les Jean Claudric, les Oswald d'Andréa... ceux-là ont pour seul tort de ne pas avoir eu la chance ou le flair de s'arrimer à un grand nom indubitable de la chanson qui les maintiendrait aujourd'hui à peu près à flot dans notre ère d'insoutenable légèreté et d'ignorance, exception faite de Michel Legrand (mais ce dernier jouit d'une flatteuse postérité de compositeur grâce à son attelage gagnant avec le cinéaste rose bonbon Jacques Demy, donc cela revient au même. Qui se souvient de son excellent travail pour Catherine Sauvage ? De ses disques de jazz avec Miles Davis ? De ses BO de films au kilomètre pour le Moloch hollywoodien ?).
Ainsi, contrairement à ce que j'ai pu lire ici et là sous la plume de certains folliculaires déboussolés, Jean-Michel Defaye ne retient pas ni ne retiendra l'attention des connaisseurs pour sa musique sans suite du rigolard Pouic-Pouic de Jean Girault, spécimen oubliable du 7ème Art**** en dépit de la présence de Louis de Funès, pas plus que pour son travail éphémère avec la troupe théâtrale des Branquignols (la gaudriole vieillit mal, décidément !) ou encore avec Madame Gréco, qui a changé d'arrangeurs comme de chemisiers (et qui, de toute façon, est une chanteuse-symbole ; surévaluée à ce titre), ni pour ses coups d'éclat isolés (Mon truc en plumes de Zizi Jeanmaire), ses diverses besognes mercenaires sources de nostalgie (générique pour l'émission TV Bonne nuit les petits...), ses nombreuses pièces pédagogiques pour musiciens classiques (œuvres instrumentales pour le trombone, la trompette et petites formations), mais bien avant tout pour le travail remarquable accompli en commun avec Léo Ferré ; ce que la chanson française de ce temps a produit de plus splendide, harmonie musicale et poétique dont hélas plus grand monde aujourd'hui ne semble apte à prendre l'exacte mesure.
J'ai rencontré Jean-Michel Defaye à plusieurs reprises dans les années 2010 à son domicile de Saint-Cloud. Un appartement d'architecte d'où l'on pouvait contempler la canopée des forêts de Saint-Cloud et de Fausses-Reposes, non loin. Dans le salon trônait un piano à queue. C'était un homme affable, obligeant, humble. Il ne traînait pas dans les discours – un bon point pour Léo certainement... – et il fallait parfois y revenir à plusieurs reprises pour le faire sortir d'une retenue confinant au laconisme. Ce n'est pas le lieu ici de détailler sa biographie et son catalogue.
Je voulais m'en tenir à ceci : Léo Ferré a donné à Jean-Michel Defaye sa part d'éternité et ce dernier n'a pas à en rougir. Il n'était sans doute pas de ces musiciens créateurs, qui ont quelque chose d'impérieux à dire et à faire partager au monde. Ferré, oui. Ils étaient donc complémentaires. Dans leurs meilleurs moments – les trois albums poètes Aragon, Verlaine et Rimbaud, Baudelaire 67*****, certaines chansons... – Defaye aura mis la meilleure part de lui-même, sa science de l'orchestre certes, supérieure techniquement à celle de l'autodidacte Ferré, mais aussi sa sensibilité propre. Alignés musicalement, les deux hommes avaient les mêmes dévotions et tout entre eux coulait de source. Ferré l'avait écrit noir sur blanc : « Toi qui parles avec des notes, nous qui conversons au dessus d'un clavier, en Do dièse ou en La bémol, savons que nous n'avons pas besoin de mots... » Et d'ajouter publiquement que Defaye était selon lui le meilleur arrangeur français (avec Legrand et Mauriat). Je postule quant à moi que Defaye aura pu être lui-même en servant la vision de Ferré, en fin de compte. Au moins en partie.
Mais si Ferré a fait Defaye, Defaye a fait Ferré, aussi. Avec le concours essentiel de l'ingénieur du son Gerhard Lehner (on ne le dira jamais assez), Defaye a su rendre Ferré évident selon les critères esthétiques de la chanson populaire de son temps, à lui faire tenir son rang en quelque sorte, tout en s'efforçant de répondre au mieux au désir de grandeur et d'implacabilité de l'artiste. Et cela, avec une sobriété d'exécution, un classicisme le prémunissant de l'abus de gimmick, d'effets de mode, de fautes de goût (pas toujours), et un sens mélodique irrésistible, au diapason de celui de Léo, qui en font selon moi le grand mec parmi les arrangeurs de cette ère.
Il n'y a qu'à comparer l'écriture des cordes chez tous les noms sus-cités : sirupeuses chez Mauriat, souvent verbeuses chez Rauber, badigeon quelconque chez Goraguer (pour Jean Ferrat), elles sont majestueuses et lyriques chez Defaye et Ferré. Réécoutez donc Les Retraités, Ô triste, triste était mon âme, Rêvé pour l'hiver, La Mort, Spleen, L'Étranger, La Géante, Le Vert Paradis, La Mémoire et la Mer, Paris, je ne t'aime plus, L'Amour fou... Il en va de même pour les chœurs ; catastrophiquement tartes chez Mauriat (Merde à Vauban !), peu marquants chez Goraguer à quelques exceptions solistes près (pour Ferrat), absents chez Rauber, ils se hissent à la grandeur, tragique ou épique, chez Defaye et Ferré. Réécoutez donc L'Affiche rouge, Les Poètes de sept ans, Les Assis, L'Âge d'or, La Servante au grand cœur, Les Anarchistes... Et Defaye savait parfaitement faire sonner les pupitres de cuivres, avec des mises en place qui claquaient comme il se doit, stridents ou lyriques, avec la juste éloquence (doit-on rappeler la nature du contrechant solo sur Avec le temps...?). Il n'y a sans doute que sur le rythme que Defaye marquait le pas par rapport à certains de ses pairs comme Mauriat ou Goraguer, plus rythmiciens de tempérament.
Assurément Léo Ferré aura-t-il enrichi et nuancé sa compréhension de l'orchestration au contact de Jean-Michel Defaye, ce qui ne l'empêchera pas de faire quelque chose qui lui est propre, quand il orchestrera lui-même. Après le grand retour d'Amour Anarchie en 1970, et le détour par le rock de La Solitude, Ferré se séparera de Defaye sans pertes ni fracas, s'estimant prêt à assumer lui-même ses orchestrations, à s'affirmer comme musicien à part entière, le symphoniste démiurge qu'il n'avait pas cessé de rêver devenir en son for intérieur. Mais ceci est une autre histoire.
Defaye ne retrouvera pas de binôme à la mesure de Léo Ferré et le métier périclitera, pour des raisons trop longues à expliquer ici. Il restera dans les mémoires comme l'adjuvant euphonique de Ferré durant sa décennie « vedette de la chanson », associé à ses grandes réussites les mieux connues. Soyons-en reconnaissants.
Pour qui voudrait approfondir la bio de Defaye et creuser le sujet des arrangeurs, on ne saurait trop recommander la lecture des Arrangeurs de la chanson française, pavé de 2150 pages de Serge Elhaïk, chez Textuel.
Alaric Perrolier
Photo : Léo Ferré et Jean-Michel Defaye au studio Barclay de la rue Hoche, Paris, 1964. © Hubert Grooteclaes.
* : Soyons justes, Francesca Solleville est toujours parmi nous. Elle aussi a 92 ans. C'est Léo Ferré qui l'a lancée dans le métier, d'ailleurs. Encore quelque chose que tout le monde a oublié.
** : Reste à ce jour le photographe Patrick Ullmann, 82 ans, bien en vie. Rappelons à ce titre qu'il publie en ce moment même un livre de ses photos de chanteurs et d'artistes du music-hall intitulé Si la photo est bonne : Portraits d'artistes, chez Ramsay. Un très beau témoignage du (demi) Siècle qui passe.
*** : Chacun de ces musiciens a arrangé pour d'autres artistes et composé des choses sous leur nom propres, mais cela est aujourd'hui laissé à la discrétion des spécialistes.
**** : Jean-Michel Defaye lui-même ironisait volontiers sur ce « fait d'armes ».
***** : Defaye contribue au Baudelaire 57 à égalité avec tous les autres participants ; il n'en est pas l'arrangeur.