Par son approche éditoriale revenant aux albums originaux, son contenu riche en raretés et inédits, sa contextualisation poussée et rigoureuse, ce généreux coffret surclasse tout ce qui a pu exister auparavant, s'avérant incontournable pour qui souhaite avoir la vision la plus précise et la plus large de ce premier tiers de l'œuvre de Léo Ferré. « Cela doit-il être ? Cela est ! » Mais comment caractériser sinon résumer ces quinze années de création, finalement moins connues et quelque peu mésestimées aujourd'hui ?
Écartons pour commencer cette idée reçue selon laquelle ces années seraient une antichambre dans laquelle Ferré attendrait de devenir artistiquement « mûr », sorte de long galop d'essai qui s'éterniserait avant que l'artiste donne sa pleine mesure. Les entrées en matière sont toujours capitales pour les âmes fortes, qui cherchent à marquer le coup en signifiant au monde qui elles sont, et combien il faudra compter avec elles désormais. Il n'en va pas différemment ici. Et puis le Ferré de 28 ans qui roule les « r » à Monaco, celui qui stupéfie par ses grincements et ses grimaces les clients venus s'amuser dans les « caves à chansons » de Saint-Germain-des-Prés, celui qui symphonise ou verse dans l'abattage argotique « sur des rythmes à la mode », ou encore le Ferré désireux de figer le temps sous l'impulsion de la poésie admise et vénérée, ne sont pas à mettre dans le même sac ; ces quinze années ne peuvent être considérées de façon monolithique. C'est cette pluralité créatrice qui les rend excitantes, précisément. Ferré restera certes longtemps au seuil du succès critique et public mais force est d'admettre qu'ici les différentes facettes de son œuvre sont toutes en place à l'exception du chant de l'amour sublime, et pour beaucoup déjà convaincantes, parfois plus même que dans certaines chansons machinales des années 60, période pourtant portée aux nues par la vulgate.
S'il devait néanmoins y avoir un point de bascule dans ce corpus de jeunesse, ce serait à n'en pas douter la chanson
Paris-Canaille, premier grand succès à partir de quoi Ferré va assumer de mettre ses pas dans ceux de Trenet, se démarquer des idéaux de la chanson poétique (« milieu alternatif » dont il provient), systématiser le pastiche et le métalangage critique, jusqu'au rejet de la chanson, en train par ailleurs d'être transformée en bien de consommation par l'industrie culturelle sortie de l'œuf.
Avant Paris-Canaille, on sait que Léo Ferré souhaitait aborder la chanson en tant qu'auteur-compositeur, afin de gagner son pain et mieux se concentrer sur la composition musicale savante. Seulement, il n'avait pas prévu que ses chansons... personne n'en voudrait (les vedettes Édith Piaf et Renée Lebas s'avèrent de bien piètres soutiens en la matière). Obligé de parer au plus pressé, le voilà qui endosse la défroque de chanteur, afin de défendre lui-même son répertoire, ce qui va l'amener à progressivement prendre conscience de sa valeur en tant que tel et à accepter cette raison sociale-là. Si mûrissement il y a, c'est bien dans le chant, qui se cherche tout au long de ces années, entre chantournement et incisivité, ancienne manière et « (vie) moderne » ; l'écriture musicale et textuelle étant quant-à elle d'emblée percutante et singulière. Mais qu'est-ce que c'est d'être singulier dans les années 50 ?
Soyons brefs : ce que ce coffret nous donne à entendre, entre autres choses, c'est comment Léo Ferré survient dans la chanson française pour clore l'âge de la candeur, aujourd'hui bel et bien révolu. Ferré aborde le genre avec des lunettes de lettré, comme un ensemble de conventions thématiques et stylistiques à habiter et infléchir ludiquement. Conscient de sa propre extériorité, conséquence de sa culture, de sa lucidité sémiologique et de son ambition musicale puis littéraire, Ferré est sans doute le premier chanteur de l'ère moderne à incarner un rapport distancié à soi en tant que chanteur-de-chansons (ce qui peut expliquer une certaine mécompréhension dans la réception de son travail par ses contemporains...), le premier à faire poindre une ironie qui a moins à voir avec une vision politique du populaire qu'avec la conscience de venir après ; déjà-dit, déjà-fait, déjà-vu. Et d'être mû par la nécessité de réécrire le palimpseste pour y apporter cette fois le point final, par le brio de la forme et la fougue du regard. Afin de passer à autre chose. Léo the last, déjà. Ce par quoi, insensiblement, la musique populaire accède à la pleine conscience critique d'elle-même.
Bref, il faudra réécrire l’histoire de la chanson un peu différemment, à cause de Léo Ferré.
Alaric Perrolier – 2018