« L'on pleure et l'on rit comme on peut
Dans cet univers de tisane »
Textes : Louis Aragon
Musiques : Léo Ferré
1.
L'Affiche rouge
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3.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ?
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4.
Il n'aurait fallu
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5.
Les Fourreurs
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6.
Blues
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7.
Elsa
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8.
L'Étrangère
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9.
Je chante pour passer le temps
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10.
Je t'aime tant
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11.
Gazel au fond de la nuit
bonus
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12.
L'Encore
bonus
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13.
Ils sont venus avec des fleurs
bonus
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Cet album et ses titres bonus ne sont disponibles à l'achat que dans le coffret L'Âge d'or : intégrale 1960-1967. Vous pouvez vous procurer ci-dessus les partitions des chansons.
Avec cet album qu'il porte en lui depuis l'hiver 1958-59 et pour lequel il accepte de signer chez Eddie Barclay si ce dernier s'engage à le lui produire, Léo Ferré met dans le mille, remportant avec éclat son pari de « mettre la poésie dans les juke-boxes » et faisant par la même occasion patrimoine commun de l'œuvre de Louis Aragon. Fait rare pour un artiste habituellement clivant, ce disque a toujours fait consensus, jusque chez les contempteurs les plus outrés de Ferré, qui condescendent ici à faire une exception.
Cette unanimité peut s'expliquer par le classicisme rassembleur, le lyrisme et la sentimentalité propres au poète communiste, et la figure d'autorité d'Aragon elle-même (le graphisme de la pochette n'en atteste-t-il pas éloquemment ?), incarnation du « grand écrivain » qu'accompagne aujourd'hui l'unanime louange du monde des Lettres, comme une permutation de l'air du temps jadis ; la communion culturo-militante cédant dorénavant à la communion patrimoniale. Mais ce n'est pas tout, car... Aragon aurait-il eu cette postérité sans Ferré ?
Les mises en musique réalisées par celui-ci sont les seules à s'être imposées dans la durée — celles du camarade Ferrat étant objectivement dans les choux (et ne parlons pas de tous les autres !). Il y a donc un effet Ferré dans notre perception mainstream du poète Aragon, une transmutation d'un ordre particulier.
Musicalement, Léo Ferré repart du point où l'avait conduit Les Fleurs du Mal, son premier album entièrement consacré à un poète, publié quatre ans auparavant. Il rassemble la même garde rapprochée de musiciens — Defaye, Rosso, Cardon — et le geste ici souverainement s'affirme, doux et volubile à la fois ; Jean-Michel Defaye déploie avec délicatesse ses ailes d'arrangeur, remplaçant la suavité du saxophone ténor par le saxophone alto, au registre de notes plus aigu, écrivant des contrechants superbement mélodieux, élargissant les sonorités avec du vibraphone ici, des cordes discrètes là, un batteur pour le drive, un double octuor vocal mixte pour ne pas oublier. Les mélodies de Léo sont toutes frappées du sceau de l'évidence, transformant le verbe aragonien en parole immédiate, filtrée de son éventuelle préciosité. Tout coule de source, la musique, les mots, les larmes, la joie ; c'est « un monde habité par le chant. »
En sélectionnant huit poésies dans Le Roman inachevé, recueil qui le percute à l'improviste en 1958 (une autre dans Elsa, paru en 1959, et une autre enfin issue des Poètes, recueil paru en 1960), en les refaçonnant pour les faire répondre aux exigences de limpidité de la chanson, en les agençant à sa guise dans un ensemble ramassé (10 titres seulement, alors que Léo Ferré a vraisemblablement travaillé sur 17 titres en tout), il est évident que le poète Ferré a concouru à donner une vision sélective du poète Aragon : la sienne. L'intéressé en fut d'ailleurs le premier épaté.
Au travers de son Aragon, Ferré exprime mieux qu'il n'a pu le faire lui-même la mémoire tragique du XXe siècle, évoquant les deux guerres mondiales au moment même où la France s'enlise dans une « sale guerre » de plus, mais surtout il porte haut le chant de l'amour sublime qui manquait à sa lyre. Le projet poétique d'Aragon consistant à réenchanter l'Amour en exaltant son aimée, en mythifiant le couple que le poète forme avec elle, rentre en résonance profonde avec l'imaginaire ferréen, comme en atteste l'effet de miroir sciemment recherché dans la mise en page de la pochette intérieure du vinyle entre les couples Aragon-Elsa et Ferré-Madeleine. Sans doute Léo est-il admiratif de la force avec laquelle son aîné parvient à nous faire croire à son modèle courtois. Aussi le fait-il ardemment sien et en décuple-t-il la portée, sa délectation devenant notre jubilation.
Certainement ne pouvait-il n'y avoir qu'un amoureux pour servir un autre amoureux et peut-être est-ce là le secret tout simple de l'alchimie Aragon-Ferré. Album dense et cohérent comme peu à ce moment-là dans la chanson française, voilà le premier chef-d'œuvre de Léo Ferré, incontestable et incontesté.
Alaric Perrolier – 2019