C’est avec une profonde tristesse que nous avons appris la disparition lundi 16 octobre de Richard Martin, dernier des Mohicans du théâtre populaire, à l’âge de 80 ans. Léo Ferré voyait en lui un alter ego libertaire, un ami, un frère.
Né en 1943 à Nice, Richard Martin a passionnément consacré sa vie au théâtre. À la fois comédien, metteur en scène, auteur, il s'est durablement fait connaître comme l'énergique directeur du théâtre Toursky à Marseille, devenant au fil du temps, par l'éclectisme de ses choix de programmation théâtrale et la constance infatigable de son travail de passeur et de rassembleur, une figure emblématique du paysage culturel phocéen, sinon une icône de la gauche marseillaise – quoique peu prisée des bobos.
Après avoir fait ses gammes au théâtre de boulevard dans le Paris des années 60, Martin bifurque à la faveur de l'explosion libertaire de Mai 68 et embrasse sa destinée en 1970, en revenant à Marseille, ville où n'existe alors qu'un seul et unique grand théâtre en activité, celui du Gymnase (L’Alcazar, haut-lieu de l'opérette, était abandonné et La Criée, où l'on vendait encore le poisson, ne devient centre dramatique national qu'en 1981).
Là, dans un hangar désaffecté de la Belle-de-Mai (en réalité Saint-Mauront, limitrophe et tout aussi populaire mais moins célèbre ; « quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende ! »*), quartier ouvrier depuis le XIXe siècle, l'un des plus pauvres de Marseille et donc de France, Martin crée solitairement le Théâtre Toursky – d'après Axel Toursky, poète provençal du vingtième siècle**. Là, au milieu des friches industrielles et des déshérités, loin de l'attention des édiles, commence son aventure : un art théâtral de proximité, la beauté pour tous, la fraternité réelle en action. Ainsi, embarqués dans un autobus réaménagé en « Théâtrobus », Richard Martin et sa troupe montreront leurs spectacles dans différentes cités, à une époque où le travail social et la Politique de la Ville sont inexistants dans les quartiers.
« QUELQUE CHOSE QUE SANS UN PLI, SANS UNE TACHE,
J'EMPORTE MALGRÉ VOUS, ET C'EST... MON PANACHE. »
Dans ce « désert culturel » et alors qu'il n'est encore qu'un obscur saltimbanque, Martin fait venir Léo Ferré, de 27 ans son aîné, célèbre. Entre ces deux-là, le courant passe. Puissamment. La vision généreuse, décentralisée, anti-élitaire et hors des sentiers battus de Martin ne pouvait que résonner avec la vision partageuse et décloisonnante de Ferré (« vous n'êtes que des Parisiens ! DES PARISIENS ! » ***, ou encore « dans la rue la musique ! » ****). Deux êtres de panache et farouchement indépendants se reconnaissent l'un l'autre.
Alors que le « théâtre » de Richard Martin est installé dans le hangar mal insonorisé d'une école, que pour seul confort le public pose ses os sur des fauteuils en bois récupérés à l'opéra de Marseille, Léo Ferré fait salle comble cinq soirs consécutifs et une matinée de février 1971. Il donne l'intégralité de la recette des cinq soirées à Martin et son équipe. Avec ce pécule inespéré, le théâtre Toursky est véritablement lancé. Et Léo n'en restera pas là, se produisant préférentiellement au Toursky à chacune de ses virées dans le Sud, écrivant même au maire de Marseille pour l'alerter sur la situation de son ami et lui demander de lui « donner des sous » (quand on sait que Léo Ferré n'a jamais rien réclamé pour lui-même, restant souvent sur la touche à cause de cette « timidité », on mesure le geste d'amitié !). Pour la petite histoire, Monsieur le maire répondra et la situation de Richard Martin se normalisera petit à petit, sans être de tout repos pour autant.
Ce grand flamboyant sera toujours reconnaissant envers le métamec Léo, de l'avoir aidé et de tout ce que son art nous dispense, noble phare d'amour et de joie. Il sera en retour l'artisan des premières créations théâtrales autour de l'œuvre de Ferré, avant L'Opéra du pauvre à la fin des années 80 (qu'étonnamment Martin ne cherchera jamais à mettre en scène), réussissant même l'exploit de ramener Léo Ferré à écrire pour la scène !
Ainsi, Richard met-il Léo Ferré à son répertoire en interprétant le monologue La Méthode en 1980 (au Toursky et au Palais des glaces de Paris – actuel Théâtre du Rond-Point), puis la prose érotique Alma Matrix en 1982 (immortalisée sur un disque paru chez les éditions La Mémoire et la Mer en l'an 2000, reprise sur scène en 2002), la truculente fable de L'Opéra des rats, dialogues de Ferré sur un argument de Martin, donnés au Toursky en 1983, repris en 1996 en y associant une vingtaine de jeunes des quartiers environnants (quand on sait que la pièce traite des réprouvés de la zone... cela tombe sous le sens !), publiés hors-commerce au moment de la sortie de l'album posthume Métamec en 2000 sous la forme d'une maquette de travail enregistrée par Léo chez lui en Toscane, puis dans le livre Les Chants de la fureur en 2013, de façon lacunaire, dramaturgiquement peu compréhensible (la pièce reste à éditer in extenso – le texte existe-t-il ? – avec le scène-à-scène et les didascalies de Martin), mais ô combien ferréenne de ton et d'esprit, métaphore hyperbolique.
Dernier grand témoin du poète au travail (avec l'arrangeur Jean-Michel Defaye et le photographe Patrick Ullmann, toujours de ce monde), Richard Martin aura su pressentir ce que le verbe ferréen pouvait apporter au théâtre, faisant rejaillir la drôlerie grinçante de l'auteur, à un moment où sa poésie pouvait paraître sur orbite au commun. Et il aura été en conséquence l'un des rares non-musiciens à aboutir artistiquement une collaboration avec le poète.
Après la mort de Léo, la quasi-intégralité des créations de la compagnie Richard Martin sont liées au corpus ferréen. Entre 1995 et 2013, on dénombre pas moins de dix spectacles consacrés aux textes de Ferré ! Cet incessant rituel d'amour a continué jusqu'à tout récemment. Voilà qui s'appelle perpétuer la flamme.
« ET VOILÀ ! »
Théâtre authentiquement populaire, éclectique et pluridisciplinaire, à la fois lieu de formation, d'animation associative, de convivialité, d'ouverture sur le monde, le Toursky aura présenté des centaines de créations pendant des décennies, mêlant œuvres nouvelles et grandes pièces du répertoire, parfois avec de grands noms, tout cela à des prix réellement accessibles. Les Rencontres internationales de Marseille s'y seront tenues chaque année, faisant de ce lieu une plaque tournante des échanges culturels méditerranéens. Martin, pour qui les différences culturelles sont une richesse, y aura multiplié les coopérations internationales, notamment avec le Théâtre national algérien, le Théâtre de Tunis, le Théâtre d'Istanbul, le Théâtre du jeune spectateur de Moscou, le Théâtre académique de Kazan, le théâtre juif d'Etat de Bucarest. Y auront été créés des événements tels que le Festival Russe, le printemps Roumain, le Festival Mai-diterranée. Et le théâtre aura accueilli des Gilets jaunes au plus fort de leur mouvement, afin qu'ils aient un lieu pour débattre et déployer l'intelligence collective.
Pour que tout ceci advienne et perdure, Richard Martin se sera battu comme un lion, moralement et physiquement, contre le cynisme et la bêtise, lui qui n'aura pas hésité à mener quatre grèves de la faim (la dernière en février dernier), quand tel ou tel bureaucrate de la Kultur ou tel autre représentant du peuple-sic se mettait en tête de lui sucrer les subsides vitaux à son utopie concrète, au nom d'on ne sait quel calcul ou indisposition. Il est vrai qu'un saltimbanque anarchiste militant, quand bien même Chevalier des Arts et des Lettres, ça chiffonne toujours un peu les huitièmes de chef !
En mars 1981, Richard se suspendait à une nacelle le long de la façade du Toursky, haranguait le quidam et entamait sa première grève de la faim pour contester l'indécente aumône du ministère de la Culture. Léo lui écrivait alors ces quelques mots fraternels :
« La méthode, vois-tu, Richard, serait de mettre tes fauteuils dans la rue et hisser au bout d’une corde les responsables politiques de la culture marseillaise. Stop. La méthode, vois-tu, Richard, serait d’asseoir sur ces fauteuils tout Marseille et son sourire, et sa paresse, et sa fraternelle irresponsabilité. Stop. La méthode serait alors de voir ces supposés pendus faire la grève du découragement et de la tendresse. Stop. Je t’aime bien et mange un peu quand même. »
Comme de juste, l'homme parti les hommages sont unanimes. Les éditions La Mémoire et la Mer et la famille de Léo Ferré souhaitent saluer publiquement sa mémoire et son chaleureux compagnonnage avec Léo.
Salve Richard !
Alaric P.
Équipe LMELM
* L'homme qui tua Liberty Valance de John Ford (1962), tu connais ?
** Il n'y a pas que Pagnol dans la vie, pas vrai ?!
*** Et... Basta ! (1973), tu briffes ?
**** Muss es sein ? Es muss sein ! (1976), je te fais pas un dessin.
Quelques liens pas dégueu :