Encore... du Léo Ferré

Cet album n'est disponible à l'achat que dans le coffret La Vie moderne : intégrale 1944 - 1959. Vous pouvez vous procurer ci-dessus les partitions des chansons.

Après les cruciaux détours en compagnie des frérots Baudelaire et Apollinaire, Léo Ferré s'acquitte d'un ultime disque pour Odéon, en passe de fermer boutique dans les jeux de fusion-acquisition. Le contrat de l'artiste prend fin ce mois de mars 1958. Son directeur artistique Edouard Dory va quitter le navire et disparaître de la circulation. Tout fout le camp. Et si les succès commerciaux de Paris-Canaille et du Piano du pauvre ont sorti Léo Ferré de la précarité, si les interprètes ont fini par prendre des chansons à ce « drôle de type », ce n'est pas assez pour battre pavillon. Léo va sur ses 42 ans. La moitié d'une vie. De quoi peut-il s'enorgueillir et se réjouir ?

Son opéra satirico-romantique La Vie d'artiste est resté sur une étagère... Son feuilleton musical avec Jean Gabin n'a été diffusé qu'une ou deux fois à la Radiodiffusion avant de passer aux oubliettes... Son oratorio et sa symphonie n'ont pas été repris à Paris et restent le souvenir d'un unique concert... Sa dernière œuvre lyrique en date, La Nuit, a été sabordée par son pusillanime commanditaire avant même de pouvoir réellement aller à la rencontre du public... La parution laborieuse de son premier recueil de poèmes a précipité la fin de sa belle amitié avec André Breton tout en suscitant peu d'échos, à l'instar de son récent disque de poésie qui va vraisemblablement finir aux Puces... Son retour au music-hall après un mûrissement de deux ans n'est pas le succès espéré... Il va falloir de nouveau subir les incertitudes professionnelles et démarcher les « marchands de vinylite »... Et quant à l'amour... les premiers temps sont révolus.

Cette introspection n'incite guère à l'enthousiasme et peut expliquer pourquoi Léo Ferré ne cherche plus ici à endosser le costume du chanteur populaire, en quête perpétuelle d'un Paris-Canaille bis. Qu'il s'y efforce malgré tout, par l'entremise de son renfort Caussimon ou celle des « rythmes à la mode », et il semble comme entravé. Par la nostalgie, par le pessimisme, par la tentation du repli. C'en est fini de la gniaque telle qu'on pouvait encore l'entendre sur le EP (ci-joint) enregistré quelques mois auparavant et destiné à accompagner son passage sur la scène de Bobino, quand Léo Ferré y croyait encore.

Seul à la barre de son esquif, enfin. Mais sans cap, sans boussole et sans vent. Libre de se laisser aller comme bon lui semble à sa mélancolie native, à sa pensée ruminative, à ses consolations imaginaires, son goût du figement, jusqu'à la désuétude même. Ferré rassemble des chansons dont plus de la moitié a déjà été créée par lui ou par d'autres pour un album qu'il a pu envisager comme étant peut-être son dernier, et il choisit d'emballer le tout dans un oxymore, accolant une pochette guillerette à un titre neurasthénique, qui s'excuse d'exister... jusqu'au prochain regain. Léo Ferré, Sisyphe paradoxal de la chanson.

Alaric Perrolier – 2022